Source : Odile de Plas - Télérama n° 3173
http://www.telerama.fr/monde/ce-qui-se-joue-dans-notre-assiette,62074.php
1976, la France se gondole en découvrant L'Aile ou la cuisse, le film de Claude Zidi. D'un côté, l'affreux Tricatel et ses poulets en plastique ; de l'autre, Charles Duchemin et son guide, gardien de la gastronomie française. En 2010, tout est chamboulé. Tandis que le vénérable
Michelin soutient une cuisine moléculaire faite d'additifs et de colorants, Carrefour ou Leclerc fabriquent un pain parfois meilleur que celui du boulanger d'à côté. De quoi mettre à mal nos repères gastronomiques.
Où en est le goût dans tout ça, la saveur de nos aliments, mais aussi le nôtre, celui qui façonne nos comportements, notre modèle alimentaire ? Il tient bon face à la standardisation. L'américanisation tant redoutée n'a pas eu lieu.
« Nous aimons toujours faire de vrais repas, et les jeunes générations gardent ce modèle. Les adolescents ne consomment de la junk food qu'un moment », assure Pascale Hébel, du Crédoc (Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie). Notre nourriture est meilleure, moins grasse et plus sûre que dans les années 1950, quand, après la guerre, il s'agissait de manger à sa faim. Elle est plus goûteuse que dans les années 1980, quand le pain industriel menaçait les vraies boulangeries et que le Bolino lyophilisé tenait lieu d'horizon indépassable de la modernité. Elle retourne vers le naturel avec l'émergence des préoccupations écologiques.
Surtout, elle nous passionne de plus en plus. La semaine du goût qui vient de s'achever est devenue un événement populaire majeur. Mais de nouvelles contradictions apparaissent : un budget alimentaire qui diminue chaque année, des exigences de santé et d'hygiène toujours plus grandes, des convictions éthiques et écologiques nouvelles... et un mode de vie toujours plus bousculé. Pendant que la télé nous transforme en chef à domicile, la vente de plats préparés augmente à nouveau. Tout n'était pas mieux avant. Et tout ne va pas forcément vers le pire. Face au formatage, à l'affadissement, provoqués par l'industrie agro-alimentaire ou par des normes sanitaires parfois abusives, le goût résiste. Mais le front se déplace. Rendons-nous sur les secteurs névralgiques du champ de bataille...
Le bio, menacé par l'agriculture intensive
Au début, tout allait bien. Les pionniers s'en souviennent. L'agriculture biologique, c'était, pour ses adeptes, le retour aux goûts de l'enfance. La tomate du jardin, la pomme croquée dans le verger. Des produits pas toujours beaux, mais bons. Pour la santé, pour la planète. Et puis, peu à peu, la tomate bio s'est mise à ressembler à celles que l'on trouve en hiver dans tous les supermarchés : calibrée, pâle, impeccable, et sans saveur. Un comble pour les militants. Une énigme pour le nouveau consommateur : comment le bio, nirvana de l'alimentation actuelle, pouvait-il ne pas être bon ?
« Parce que bio signifie sans pesticides, mais rien n'empêche de faire du bio intensif, des légumes nourris au goutte-à-goutte avec des engrais bio qui les gorgent d'eau. Or ce qui fait le goût, c'est le sol, l'agriculteur et la saison », dit Markus Zeiher. Ce Suédois installé en France a fondé le Campanier, l'une des premières entreprises de paniers bio (ces assortiments de fruits et légumes livrés en boutique bio). Il observe avec un bonheur mêlé d'inquiétude l'évolution de la filière ces dernières années. Point positif : la demande en bio a explosé. Il y a treize ans, il livrait deux cents paniers par semaine. Aujourd'hui, dix mille. En France, selon l'Agence BIO, 42 % de la population déclare consommer, entre autres, des produits bio. Problème : pour satisfaire cette nouvelle clientèle, les hypermarchés, plus opportunistes que convaincus, ont sacrifié la qualité.
Il y a dix ans, la France exportait du bio, aujourd'hui elle en importe, faute d'avoir développé la filière. Les hypers achètent en masse des légumes poussés sous serre hors saison et profitent de la demande pour rétablir leurs marges. Dans l'assiette, le compte n'y est plus. Les chaînes de fast-food Quick et McDonald viennent de lancer leur premier hamburger bio : pas sûr que la tomate vienne de chez Markus...
Pour briser le cercle infernal du toujours moins cher, toujours moins bon, une partie des producteurs bio choisit de vendre directement au consommateur. Le succès des Amap (Associations pour le maintien d'une agriculture paysanne) en témoigne. Ironie du sort, ce succès inquiète les services de l'Etat, qui, récemment, ont multiplié les contrôles sanitaires. Markus Zeiher, lui, se tourne de plus en plus vers la « biodynamie », une agriculture au plus près de la nature, très attentive au cycle des saisons, de la Lune. Un truc de hippies, incapable de nourrir 9 milliards d'êtres humains ? Bien au contraire. Le très sérieux Inra (Institut national de la recherche agronomique) intègre ce mode de culture dans l'un de ses deux scénarios Agrimonde pour l'avenir de la planète. L'autre étant le développement des OGM...
Gastronomie, la revanche du naturel
Rangez siphons, jetez pipettes : la cuisine moléculaire, qui a transformé les pianos en labos, est passée de mode. Fini la chantilly de boudin noir, terminé les billes de homard. Inventée par le chimiste Hervé This et le chef catalan Ferran Adrià, elle a pourtant trusté les places des classements, soutenue dans son ascension par l'illustre
Guide Michelin. Et soudain, en 2009, patatras, la voilà accusée de tous les maux. Le Fat Duck, restaurant triplement étoilé à l'ouest de Londres, célèbre pour son porridge d'escargot, serait responsable d'intoxication alimentaire. On soupçonne les gaz et colorants utilisés. En fait, c'est un virus, mais le mal est fait. Joël Robuchon, longtemps admiratif du moléculaire, fera même son mea culpa au début de l'année 2010. Le chef Gilles Stassart, pourtant friand d'expériences nouvelles, estime que
« la cuisine moléculaire, friande d'additifs et de colorants, avait surtout fini par être une vitrine luxueuse pour l'industrie agro-alimentaire ».
Avec son déclin, c'est une page qui se tourne, celle des chefs superstars. Le produit prend sa revanche sur le discours et l'apparence.
« Les gens ont fini par comprendre que la modernité, ce n'est pas une fourchette à trois dents », se réjouit Alexandre Cammas, critique et fondateur du mouvement Fooding® (l'art de manger bon et décontracté). Symbole de cette résistance : la « bistronomie » (un croisement de grande cuisine et de bistrot) accède à une large reconnaissance. Parmi ses pionniers, Yves Camdeborde, qui a toujours refusé la moindre étoile, mais s'est offert une campagne de pub en devenant jury de l'émission
Masterchef sur TF1. Son plat fétiche ? Un bœuf bourguignon avec un soupçon d'orange et de chocolat.
« Une grande cuisine, traditionnelle mais inventive, qui permet de très bien manger à prix raisonnable », s'enthousiasme Alexandre Cammas. A l'en croire, dans la catégorie moins de 50 €, la France de la bonne restauration serait même championne du monde.
Autre piste, la cuisine de rue élevée au rang d'art par de jeunes chefs américains comme David Chang, à New York. Son style ?
« Immédiat, métissé, fort en saveurs », dit Alexandre Cammas. Son inspiration est en partie coréenne, comme ses origines. Coïncidence ? La cuisine du pays du Matin-Calme fait une percée remarquable dans l'éventail des cuisines asiatiques. Dans une époque qui se veut saine, elle aligne ses arguments : diététique, elle fait la part belle aux bouillons, à la fermentation, à l'ail, aux piments.
« Michael Jackson en raffolait, s'amuse M. Choe Junho, directeur du centre culturel coréen à Paris.
Il faut dire qu'elle est très addictive. » Depuis 2007, M. Choe Junho a pour mission de la faire connaître au plus grand nombre :
« L'épouse de notre président en a fait un objectif diplomatique prioritaire », explique-t-il. Les résultats sont déjà là. Il y a plus de cent restaurants coréens à Paris. Certains figurent déjà au
Michelin...
Cantines : la fin du pire
On s'attendait à un avant-goût de l'enfer. Tricatel pour de vrai. Résultat : des steaks bouillis, certes, mais un sauté de veau fondant et une ratatouille... très correcte. Le pire serait-il derrière nous ? Loin de là, et sûrement pas partout. La cantine centrale du 18e arrondissement de Paris prépare chaque jour 14 000 repas pour les élèves. C'est l'une des plus grandes de Paris, gérée par la Sogeres, société de restauration collective française. L'une des rares à ouvrir ses portes. Sodexo, filiale concurrente, a refusé toute interview.
« Pourtant, ce n'est pas la pire », s'étonne Philippe Durrèche, qui tire à boulets rouges sur le secteur dans un ouvrage récent (voir « A lire »). Il réclame un retour aux cantines d'établissement, fustige la « liaison froide » (livrés froids, les plats sont réchauffés à l'école), instituée pour réduire les coûts et répondre aux normes d'hygiène toujours plus drastiques... qui avantageraient les grandes sociétés, seules à même de pouvoir y répondre. Alors ce sauté de veau dans une cantine centrale, comment l'expliquer ?
« Nous cuisinons vraiment, répond son directeur,
ce qui n'est pas le cas partout. Le sauté a mijoté trois heures. Les viandes sont label Rouge, les crudités épluchées sur place. »
La quantité, les cuisines centrales, là n'est pas le problème, assure la Sogeres. Le goût dépend surtout du prix fixé par le cahier des charges des mairies.
« Parfois, il est trop faible pour servir un repas correct », admet Jean-François Prévotat, directeur qualité de Sogeres, qui assure refuser ces appels d'offres.
« Le prix n'a pas augmenté depuis vingt ans, dit Philippe Durrèche.
A 2 € en moyenne, que voulez-vous servir ? » Faut-il faire plus simple ?
« Nous le faisons déjà, répond Carole Galissant, responsable nutrition, lasse de ces critiques faciles, et qui rappelle le rôle social des cantines, en partie tenu :
Certains élèves mangent mieux ici que chez eux, découvrent des légumes. » La loi instaurant 20 % de bio dans les menus à l'horizon 2012 a-t-elle amélioré les choses ?
« Indirectement, oui, elle a remis le goût au centre du débat, mais pour tenir les prix, certains prestataires ont sacrifié la qualité des autres aliments », se désole Philippe Durrèche.
L'industrie, piégée par le sel
L'industrie agro-alimentaire nourrit 80 % de la population. En moins de quinze minutes, elle permet d'offrir un repas à une famille après une journée de travail harassante. Elle réconforte le célibataire dans sa kitchenette. Elle est pratique, elle rassure aussi. Le Pépito ne change jamais. La poêlée de légumes surgelée nous attend trois cent soixante-cinq jours par an au même rayon. Elle a même produit quelques saveurs bien à elle. S'il préfère la « vraie », le chef Gilles Stassart se dit fasciné par les mayonnaises industrielles
« qui ne tournent pas au bout de deux mois ». En termes de sécurité alimentaire, c'est un exploit. Le revers : elles sont insipides, comme la plupart des plats préparés. Pour y remédier, l'industrie a longtemps compté sur le sel, le plus courant des exhausteurs de goût. Tomates javellisées, viandes recomposées, une louche de sel, et ça passe. Pis, dénonce Gilles Stassart,
« ça rend accro, comme la trilogie infernale du fast-food, sucré-salé-acide ». On ne meurt plus d'une mauvaise conserve. On meurt désormais d'hypertension, d'obésité. Face aux problèmes de santé publique, l'industrie commence à réagir. Les produits à teneur réduite en sel ont fait leur apparition. Une goutte d'eau. Un plat préparé suffit à dépasser la dose journalière. Comment lutter alors ? En se désintoxiquant, propose Gilles Stassart. Il défend une cuisine sans sel ajouté,
« déceptive » à première vue, mais qui permet de découvrir tout un camaïeu de saveurs. Courageux, mais
« l'industrie a créé des habitudes difficiles à changer », dit le chercheur Luc Pénicaud. Dans son laboratoire des sciences du goût à Dijon, ses équipes explorent une autre voie : tromper nos papilles. Elles traquent les molécules responsables du goût, observent le comportement de nos récepteurs sensoriels, avec l'idée de donner l'illusion du sel sans le sel. Ou, mieux encore, de réduire, chez les personnes hypertendues, l'appétence pour le sel et de changer, in fine, leur comportement.
Demain, tous végétariens ?
Notre consommation de viande se transforme et s'appauvrit. La France, de tradition « zoophage » (mangeuse d'animaux), devient « sarcophage » (mangeuse de chair), d'après Pascale Hébel, du Crédoc.
« Le zoophage accepte l'idée que son steak soit une vache entière et vivante à l'origine. Le sarcophage ne veut voir que le steak coupé ou le blanc du poulet », une manière d'instaurer une distance entre l'animal vivant et la « chose » arrivée dans l'assiette, amas de cellules mortes.
Les pays anglo-saxons sont majoritairement sarcophages, et cette tendance se renforce dans le monde. Les raisons sont multiples. La prise de conscience écologique s'accompagne d'un respect accru de l'animal. Manger de la viande de cheval paraît cruel, idem pour le foie gras. En 2009, la fondation Brigitte Bardot a financé une campagne contre l'hippophagie :
« Le cheval, ça ne se mange pas. » Chaque année, le débat sur le foie gras resurgit avec plus d'intensité. Autre changement, le recul de la viande rouge par rapport à la viande blanche,
« auréolée d'une image de pureté, de légèreté », dit Pascale Hébel. La tendance progresse, surtout chez les femmes, soucieuses de leur ligne. Les produits tripiers reculent. Trop forts, ils dégoûtent les jeunes, qui ne se posent pas tant de questions devant un nugget de poulet reconstitué.
Certains choisissent même de ne plus consommer de viande. Le végétarisme, longtemps marginal en France, se développe. On compte trois millions de végétariens en Grande-Bretagne, un million dans l'Hexagone. Un choix personnel que certains ultras voudraient imposer au reste du monde. Contre les indécrottables carnivores, ils ont un projet : la viande artificielle. Début 2010, un laboratoire néerlandais en a produit in vitro à partir de cellules de porc. La Peta, puissante organisation américaine de défense des animaux, a promis 1 million de dollars à qui parviendrait à la mettre sur le marché. Pas de panique, pour l'instant, elle a l'épaisseur d'un carpaccio. Mais, à la vitesse où vont les choses, il y a de quoi s'inquiéter.
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“Le goût est une affaire collective, donc politique”
Philosophe, professeur à l'Institut français de la mode, Olivier Assouly, auteur des Nourritures divines, sur les interdits alimentaires, et des Nourritures nostalgiques, sur les mythes du terroir, témoigne des menaces que l'industrie agro-alimentaire fait peser sur le goût. « L'idée même que le goût se construit est paradoxale : n'est-ce pas un don et une liberté d'apprécier ? Les influences de la famille et la coutume sont aujourd'hui démesurément concurrencées par l'industrie agro-alimentaire. Mais ce n'est pas l'origine industrielle d'un produit qui est problématique. C'est le fait que des industriels cherchent à doper la consommation et créent des addictions en nous déchargeant de la tâche d'exercer notre goût. L'industrie cultive moins des goûts singuliers et saillants que des goûts relativement neutres qui ne vont pas provoquer de dégoût, et vise le spectre le plus large de consommateurs. Comme n'importe quel organe, le goût s'atrophie s'il est peu sollicité. Il faut entraîner son goût, le discipliner, comme le font les amateurs de cuisine ou de vin, pour affûter sa sensibilité. Le goût n'est pas uniquement un organe de jouissance, c'est ce qui permet de mesurer une saveur, d'apprécier une œuvre d'art, en confrontant chacun de nos jugements à ceux des autres. C'est pour cela que le goût, contrairement à ce que suggère le marketing alimentaire, est une affaire collective et donc politique.
Les évolutions les plus prometteuses ne viendront ni des fausses innovations primées au Sial (Salon de l'industrie agroalimentaire) ni du bio (qui n'est pas un goût). Elles viendront de minorités. On voit que des viticulteurs, décidés à prendre en charge leur activité (en employant des levures indigènes, en limitant les rendements et les traitements chimiques), sont à l'origine de goûts inédits que des amateurs, et non pas des consommateurs, vont partager en mettant en activité leur goût et leur faculté d'appréciation. »